dimanche 27 juin 2010

La bibliothèque à venir

Il y a ces livres qui s'entassent et dont on oublie la longue et discrète présence et qu'on redécouvre avec surprise un jour où la pluie nous retient d'aller nous disperser ailleurs.
Et puis il y a ceux dont on entend parler d'une manière ou d'une autre et qui nous font tout lâcher pour aller chez notre libraire avec autant d'urgence, de précipitation et d'impatience que s'il s'agissait de le braquer.

"L'hypnose pure du style, qui est ce qui fait tourner les pages sans méthodes frauduleuses ni procédés de baraque de foire; les rafales d'une pensée inquiétante qui, si elle n'est pas irrationnelle, n'a pas besoin d'exposer de raisons pour s'affirmer et persuader au moment de se manifester; les descriptions exactes comme une carte ou un tableau; le souffle long, le paragraphe noble, la vigueur de la prose qui oblige à lire en retenant sa respiration, et pas précisément parce que le lecteur est impatient de savoir ce qui va se passer ou ce qui se passe (ce qu'il est impatient de voir, c'est ce passage); le pouls de la décadence, dont on ne lui parlera pas, mais qu'il sentira palpiter; la représentation de l'attente, qui est ce en quoi consiste la vie de tous les hommes, son essence; les dépouilles que l'amour laisse sur son passage après être toujours arrivé en retard à son rendez-vous avec les personnes; l'intrusion du passé et du rite et du ressentiment, c'est à dire de tout ce qui ne cesse jamais d'être ou ne passe jamais tout à fait, et guette le présent et commande au futur; "la malveillance d'un temps comme le vent", selon ce qu'a dit récemment Sanchez Ferlosio, le son de ce vent sur les toits et contre les portes, sur les landes et à travers les rivières et à la cime des monts; le bruit des batailles et le silence des exécutions; l'usurpation et les malédictions d'une nature toujours plus puissante que ses victimes, qui la contemplent derrière une fenêtre aux vitres cassées; et aussi ce qu'il y a de plus intime, la rumeur des objets qui n'appartiennent plus à personne, l'écriture des lettres qui ne seront jamais lues et les voix des vêtements que les morts ont laissés derrière eux, encore suspendus aux patères. 
Le lecteur audacieux trouvera tout cela et bien davantage encore dans les livres de Juan Benet. Il se peut qu'il ait parfois le sentiment de ne trouver que des morceaux, des fragments marmoréens d'une immense pierre, et selon moi cela ne devrait pas le préoccuper ni le dissuader, mais l'inciter à poursuivre : parce que les textes de Benet résonnent quand on a terminé de les lire, et dans sa littérature le jeu ne consiste pas principalement à comprendre ou à savoir ou à suivre une histoire terrifiante ou magnifique, mais plutôt à lire, et à s'arrêter et à s'étonner, et à continuer à lire."
Javier Marias. Littérature et fantôme.

Aucun commentaire: