dimanche 5 décembre 2010

Un amour débutant (un roman-photo épistolaire) 10

René-Pierre passe ses mains dans ses cheveux salés, qu'il plaque vers l'arrière. 
L'eau est fraîche mais le sable est chaud, dès la petite heure du jour à laquelle il va se baigner. 
Il profite de la plage avant l'arrivée des familles, des ballons, des cris. Ensuite, il fuit sur les rochers, il regarde l'horizon, il fait quelques ricochets, il fuit le monde. 
A Suzanne qui réclame de savoir ce qu'il fait de ses journées, il ne sait que répondre : la météo est égale, la mer est étale, les rochers sont escarpés, il oublie le goût de ce qu'il a mangé aussitôt que l'heure des repas est passée. 
Ou plutôt si, il pourrait lui répondre. Il pourrait lui décrire en un mot son emploi du temps : 
vous
car il ne pense qu'à elle, il ne vit que pour elle, il se résume à elle. 

Qu'était-il donc, avant Suzanne ? Il y réfléchit, souvent. 
A quoi était consacrée la vacuité de tous ses jours de vacances, quand le quotidien du bureau libérait son esprit ? Quelle mémoire vaut la peine d'être gardée de ses années vécues avant Bains ? 
Au fond, ma vie était seulement machinale. 
Animale. 
"Ma petite chérie, 
je n'ai pas encore trouvé votre remplaçante, mademoiselle; je vous préviendrai; ne soyez pas inquiète. Je vous assure qu'au milieu de tous ces gens, de toutes ces jeunes filles, je n'ai pas la moindre envie de faire leur connaissance; je préfère rester seul, quitte à me faire traiter de sauvage ou de type bizarre; tout cela parce que je pense à quelqu'un d'autre, à une jeune fille. Connaissez-vous l'histoire ? Une jeune fille très gentille que j'ai rencontrée il y a 6 semaines, et que j'ai vue 3 jours; une après-midi, dans un parc, nous avons découvert que nous nous entendions vraiment très bien; plus tard, je l'ai appelée "chérie" et elle n'a pas trouvé ça choquant; alors nous avons décidé de nous écrire et maintenant, loin de l'oublier, je désirerais de plus en plus ardemment la revoir. C'est grâce à elle, à ses lettres, que je suis parfois absolument heureux. 
Trouvez-vous enviable le sort de cette jeune fille ? 
Je voudrais, chérie, que vous m'écriviez tout, tout ce que vous rêvez, les choses les plus folles; vous savez bien que, venant de vous, rien ne me choquera. 

Cette question d'amour physique est très délicate, surtout à traiter par écrit; verbalement, on se comprend à mi-mot; dans une lettre, il faut s'expliquer. J'aimerais vous embrasser, sweetie, vous ne savez pas à quel point, et je suis content de savoir que cela ne vous ennuierait pas. A vrai dire, je m'y attendais un peu car si l'on ne se plaît pas physiquement, on n'a pas même le goût de savoir si les caractères concordent. La première attirance est celle du physique; l'autre ne vient qu'ensuite, ce qui est bien compréhensible, puisqu'on ne se connaît d'abord pas. Il est difficile de parler de cela par écrit, et ce serait très long. Je vous embrasse donc; quand le ferons-nous réellement ? Je vous embrasse Suzanne; il me semble que vous êtes tout près de moi, tout près, tout près. 
Je vois très bien comment je vous embrasserais ! A vous de me décrire la scène; moi je n'ose pas, par timidité ! 
(Lettre de René-Pierre à Suzanne. Le 2 septembre 1932)

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