dimanche 12 décembre 2010

Un amour débutant (un roman-photo épistolaire) 11

Enfants, René-Pierre et son frère échangeaient des grimaces, levaient les yeux au ciel, réprimaient à peine leurs protestations. La rituelle visite chez Tante Léopoldine était le seul nuage de leurs vacances à Biarritz.
L'appartement sombre au parfum de renfermé, la joue sèche qu'il fallait embrasser, la peau du lait figée sur le chocolat chaud qu'on leur servait en plein été, la conversation languissante qu'il fallait supporter en silence, l'immobilité à laquelle on les obligeait... Rien n'atténuait la corvée de leur présence dans le salon de cette vieille dame.
Elle n'est même pas de notre famille, avait tenté d'argumenter René-Pierre une année.
Certains liens sont plus forts encore avait répliqué sa mère.
Ses deux fils avaient déjà vu la mauvaise photo qu'elle conservait si précieusement, cette scène de plage qui contenait sans doute l'explication de cette relation, qui justifiait leurs visites. Mais ils ne se risquaient pas à réclamer le récit d'une histoire que tout le monde taisait.
Au moins, si elle savait qu'on déteste boire du chocolat ! se lamentaient chaque année les deux frères.

Son coup de sonnette résonne dans l'appartement et en attendant qu'on lui ouvre, René-Pierre pense à l'année prochaine.
Dans un an, sur ce même palier, il attendra, une fois encore. Mais, cette fois, il y aura la main de Suzanne dans la sienne.
Dans un an, ils seront fiancés. Et ils échangeront des regards complices, de chaque côté de la table, ils riront ensemble, à la fin de leur visite.

La porte est ouverte, Tante Léopoldine tend sa joue.
Ah, mon petit René-Pierre ! Ça me fait tellement plaisir de te voir ! Viens ! Entre ! J'ai fait chauffer du lait pour ton chocolat : je sais que tu aimes tant ça ! 
"Ce que j'aime en vous, sweetie, c'est d'abord, pour le physique, vos yeux, dont je me rappelle très bien l'expression, et vos mains, fines, et vous toute, grande et mince (même un peu trop, peut-être); dois-je ajouter, plus particulièrement, vos lèvres ? -Pardon !- Ce que j'aime en vous, et que j'ai aimé avant de vous connaître, c'est votre air "comme il faut", posé, votre air sérieux, et non évaporé comme tant de jeunes filles, ("évaporé" est faible; mais il a l'avantage d'être poli !). Surtout, j'aime votre finesse, et votre sensibilité, qui me paraissent grandes, et votre compréhension, qui est délicieuse; ce sont là trois qualités que je trouve essentielles pour une femme. J'aime aussi votre loyauté et votre franchise, qui me permettent d'avoir en vous une confiance absolue, et, dans l'ensemble, toute la douceur qui se dégage de vous; j'aime beaucoup ce qui est doux, aussi bien chez une femme que dans la musique et les couleurs; j'ai horreur de ce qui est brutal, heurté, sans harmonie... J'aime encore beaucoup de choses, tant de choses que je ne saurais les énumérer avec ordre : la façon dont vous savez me rassurer, m'enlever mon cafard, votre pudeur aussi, qui fait que cela vous gêne de m'écrire que vous m'embrassez (s'il fallait le faire, chérie !), la façon un peu triste que vous aviez de me regarder dans les heures qui précédèrent mon départ, la manière dont vous prononcez "chéri", beaucoup de vos gestes, de vos expressions, une foule de détails insignifiants en eux-mêmes, mais qui font que c'est vous que j'aime, et non une autre.
Je m'arrête; je viens de vous faire beaucoup de compliments; vous allez devenir trop contente de vous (ce que j'aime en vous : votre simplicité). Je vais chercher maintenant quelque chose qui me plaît moins en vous; je vous l'écrirai. 
Je vous écris de plus en plus souvent; j'aime beaucoup le faire; j'ai vraiment peine à croire que nous nous sommes vus 3 jours; et il y a plus de 6 semaines que je vous connais ! C'est presque une histoire de roman; j'aime assez les romans, du reste, surtout lorsqu'ils se terminent bien !"
(Lettre de René-Pierre à Suzanne. Le 3 septembre 1932)

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