dimanche 19 décembre 2010

Un amour débutant (un roman-photo épistolaire) 12

Vous m'auriez vue ! 
Son rire avait secoué la tasse pleine qu'elle avait en main lorsque Suzanne avait évoqué la première fois qu'elle était allée à la mer.
Et ce rire, René-Pierre aurait voulu l'embrasser. 
Il relit la dernière lettre qu'il a reçue, qu'il a déjà usée. 
Il connaît par coeur tous les mots de tous les courriers, ces mots attendus, ces mots chéris. Il se les redit, il se les répète et, dans les moments de doute, ils sont un baume sur son âme. 
Puis il replie le courrier.
Le papier est doux tellement il l'a caressé. 
Comme il caresserait la peau de Suzanne, à l'intérieur de ses poignets. 
"Vous m'avez écrit précédemment des lettres si affectueuses, chérie, qu'en les lisant il m'était difficile de ne pas croire que vous aviez pour moi un peu plus que de l'amitié, ce qui est très agréable ! Tout d'un coup, vous déclarez que l'amitié est plus douce que l'amour, et que vous aurez pour votre mari beaucoup de sympathie; il est vrai que l'amitié est plus douce, plus reposante que l'amour, mais je vous avoue que je vois difficilement entre mari et femme des relations d'amitié; ne serait-ce que par leur côté sensuel, ces relations diffèrent forcément de l'amitié toute morale. En outre, vous pouvez parfaitement avoir en même temps plusieurs grandes amitiés, ce serait très dangereux pour votre mari ! -Non, il y a quelque chose de plus, Suzanne, que vous ne semblez pas vouloir vous résoudre à reconnaître; je n'irai pas vous dire que vous n'avez pas d'expérience (ce que j'ignore), ni que vous n'avez jamais aimé; je me demande simplement si vous ne vous trompez pas vous-même, de bonne foi. Vous m'avez dit parfois "je vous considère comme un véritable ami, l'amitié est plus douce que l'amour" mais vous m'avez dit aussi : "c'est fatigant d'aimer quelqu'un, je voudrais que vous m'embrassiez"... et, bien souvent, vous m'avez parlé de votre cafard lorsque vous ne receviez rien de moi; l'amitié, vous le dites vous-même, n'a pas de ces inquiétudes, et elle ne connaît pas la véritable souffrance que peut causer l'absence d'un être. Alors, sweetie, ne vous contredisez-vous pas ? Ces variations me déroutent un peu, et il y a des moments où je me demande si je ne me trompe pas lorsque je pense que je suis pour vous plus qu'un autre; lorsque je vous demande de me définir exactement vos sentiments pour moi, vous me dite "vous êtes un véritable ami en qui j'ai pleine confiance"; dans votre lettre suivante, sans que je vous demande rien, vous me dites : "chéri, je voudrais beaucoup vous revoir, j'ai le cafard..."; est-ce cela le langage de l'amitié ? pour ma part, je vous ai dit ou fait comprendre bien des fois que je vous aimais; toutes mes lettres doivent être nettes à ce sujet : vous ne m'avez jamais rien dit de précis, que certaines phrases qu'il me semblait possible d'interpréter dans le sens de l'amour; mais une phrase ensuite venait détruire cette interrogation. Pourtant ne m'avez-vous pas dit, aussi "Je veux être pour vous plus qu'une amie" ?
Je voudrais beaucoup être fixé sur ce point. Je voudrais donc que vous me répondiez, une fois pour toutes, et absolument franchement, à cette question : est-ce de l'amitié que vous avez pour moi, ou autre chose ? Répondez-moi franchement, car vraiment, dans le premier des cas, je ne pense pas qu'il serait très utile de continuer cette correspondance. 
Ne m'en veuillez pas de vous dire tout cela, Suzanne; vous comprenez bien que ce doute ne peut que m'être pénible et que je désire le voir se dissiper au plus tôt. Je vous dis tout ce que je pense, en bien comme en mal; peut-être cette lettre vous fera-t-elle un peu de peine; d'avance je vous en demande pardon, mais je voudrais tellement que tout soit net entre nous. 
La pleine confiance est rare, en amour, et peut être fragile, mais, lorsqu'elle existe, ne fait-elle pas de l'amour un sentiment beaucoup plus doux que l'amitié ? C'est peut-être ce qui fait généralement la supériorité de celle-ci : l'amitié renferme toujours la confiance; elle est souvent exclue de l'amour, et lorsque ce qui le compose se perd (habitudes, communauté de vues, sensualité), il ne reste plus rien parce que la confiance est à la base de tout et qu'elle manque. Mais lorsqu'elle est là, chérie ? Alors l'amitié peut paraître une chose bien incomplète, et si l'on me donnait plus tard à choisir entre le meilleur des amis et une femme que j'aimerais vraiment, je laisserais partir mon ami sans hésiter. 
En somme, vous confondez l'amour et l'amitié, alors que je les distingue nettement. 
Maintenant, Suzanne, je laisse de côté toutes ces controverses, qu'il est si long d'exposer par écrit ! 
Je comprends parfaitement cette distinction que vous faites entre les choses de l'esprit et celles du coeur; je suis moi-même ainsi, et j'ai une extrême difficulté à parler des secondes (sauf à vous). 
Je dois m'arrêter, chérie, car le temps passe. 
Avant de vous quitter, je voudrais vous demander pour cette lettre un peu plus d'indulgence que pour les autres; je vous y parle de choses que vous ne pensez peut-être même pas pouvoir m'inquiéter. Peut-être, dans votre prochaine lettre, si vous m'avez écrit avant de recevoir celle-ci, trouverai-je ces phrases rassurantes et douces qui me feront regretter d'avoir écrit tout cela. 
Ce que je trouve inquiétant, peut-être le trouverez-vous naturel; on peut avoir d'une lettre une interprétation entièrement fausse. 
Quoiqu'il en soit, je préfère vous avoir tout dit, même si je dois reconnaître que suis très bête; et je le souhaite ardemment, vous savez. 
Je vous embrasse, ma chérie, et il me semble, en le faisant, que je vous entends me dire beaucoup de choses rassurantes et tendres qui me font oublier mon cafard. "
(Lettre de René-Pierre à Suzanne. Le 6 septembre 1932)

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