jeudi 25 octobre 2012

Lire dans les villes (3 : à Montréal avec Dany Laferrière)

Quitter New York signifiait rentrer.
Mais là où je revenais, tout avait changé
-la saison, les couleurs, le quartier-

Afin de panser
mes troubles de l'identité
j'y  ai passé une journée.
Je remonte la rangée vers les toilettes. Longue file d'attente. Un type arrive et se place à côté de moi. On se regarde un moment. Puis, brusquement, sans ambages : 
-D'où venez-vous ? me demande-t-il en anglais avec un fort accent français. 
Ce n'est pas la première question qu'un Américain vous poserait. Il voudrait plutôt savoir ce que vous pensez de la déclaration de Magic Johnson. L'Américain blanc croit qu'un Noir a toujours de bons tuyaux sur n'importe quel autre Noir. Le Français veut plutôt savoir d'où vous venez. 
-De mon siège, 173. 
-Je ne parle pas de votre siège... 
-De Los Angeles. J'ai pris l'avion à l'aéroport, comme tout le monde. 
Autour de nous, on commence à s'intéresser à notre conversation et le type à se demander si je ne me paie pas sa tête. J'étais plutôt embêté par la brutalité de la question.
-Je veux savoir de quel pays vous venez, reprend-il sur un ton impérieux. 
Moment de gêne dans la file. 
-Avez-vous perdu un esclave ? je finis par répondre. 
Une jeune femme, pas trop loin de moi, éclate de rire. Il n'y a rien de mal à vouloir connaître le pays d'origine de quelqu'un. Cela permet à certains de rêver et d'avoir une histoire à raconter à leur femme en rentrant. Ils peuvent toujours leur dire qu'ils ont passé un bon moment dans l'avion avec un Sénégalais, un Polonais, un Tchadien ou un Malgache. Je comprends tout cela, sinon pourquoi voyagerait-on si l'ailleurs ne nous fascinait pas ?
Mais il y a une manière d'aborder la question je crois. On peut toujours commencer par lier un peu connaissance avec celui ou celle dont les origines nous intéressent en tenant compte du fait que certaines personnes peuvent être plutôt réticentes à se livrer ainsi au premier venu. Ou, pire, peut-être qu'elles en ont marre de répondre à cette question à laquelle elles croyaient avoir fini de répondre. D'autres réservent leur réponse à la police, aux agents de la douane et aux fonctionnaires du ministère de l'Immigration et du travail. Si vous n'appartenez pas à ces grandes institutions d'Etat, alors il faut des gants. Genre : Bonjour monsieur, comment ça va, et la santé ? La famille se porte-t-elle bien ? Les enfants sont-ils premiers à l'école ? Je suis ravi, vous savez, de cette rencontre, mais par ailleurs d'où venez-vous ? Du Bénin, du Sénégal, d'Haïti, du Zaïre, du Mali ou de la Guinée ? A un moment donné, la personne trouvera que vous en avez assez fait et répondra gentiment à votre question. 
-Du Mali... Et vous ?
Surtout, n'ayez pas l'air surpris. Acceptez le fait que, vous aussi, vous avez des origines et que, vous aussi, vous êtes exotique et vous exhalez le parfum de l'aventure pour l'autre. Il n'y a rien de plus offensant que de demander à quelqu'un, en retour, ses origines et de le voir vous regarder comme s'il n'était pas inscrit sur son front qu'il est Français, Américain, Anglais ou Allemand. En définitive, qu'il est un Blanc. Le Nègre vient d'un lieu; le Blanc d'une race.
Dany Laferrière. Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ?

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